Madeleine Arbour : une grande femme nous a quittés

Petite histoire (de l'art) par Bernard Lamarche | Conservateur de l’art contemporain (1960 à ce jour)
13 décembre 2024

Nous apprenions avec regret mercredi 11 décembre le décès de Madeleine Arbour, une grande artiste, dessinatrice, peintre, animatrice de télévision, femme d’affaires et designer, qui a marqué le Québec, tant par sa présence généreuse que par son inventivité remarquable. Disparue à 101 ans, Arbour a notamment laissé une trace indélébile dans le design québécois.

Née le 3 mars 1923 à Granby, Arbour a été remuée par les arts dès sa plus tendre jeunesse, s’étant organisée à l’âge de 15 ans pour aller voir une exposition d’Ozias Leduc qui l’avait bouleversée. Autodidacte, elle se joint en août 1948 au groupe des Automatises québécois, réunis autour de la figure majeure qu’est Paul-Émile Bordus, ajoutant sa voix à celles de Jean Paul Riopelle, Marcel Barbeau, Fernand Leduc, Françoise Sullivan, Jean-Paul Mousseau, Marcelle Ferron, Thérèse Renaud, Louise Renaud, Bruno Cormier, Maurice Perron, Claude Gauvreau, Françoise Riopelle, Muriel Guilbault et Pierre Gauvreau pour lancer le manifeste Refus global.

C’est dire combien, à l’âge de 25 ans, elle ne recule en rien devant ses convictions libératoires face à la création et la place des artistes dans une société sclérosée. C’est notamment grâce à sa présence dans le groupe que s’exprime le plus franchement, avec l’apport de Françoise Sullivan, une inventivité qui allait sortir les automatistes d’un penchant appuyé pour la stricte peinture.

En novembre 2000, le Musée national des beaux-arts du Québec, alors encore appelé le Musée du Québec, lui consacrait une exposition au titre fort significatif, Madeleine Arbour. Espaces de bonheur. Ce titre résumait bien la posture de l’artiste, et ce pour quoi plusieurs intervenants du monde des arts visuels de la province lui rendent hommage aujourd’hui. En outre, notre ancien directeur, John R. Porter, se confiait à La Presse cette semaine en disant d’elle qu’elle était une femme « extraordinaire » : « C’était toujours une illumination quand on la rencontrait », ajoutait l’historien de l’art.

Au milieu des années 1960, elle fonde dans le Vieux-Montréal, rue Saint-Paul, un atelier de designers qui n’emploie que des femmes, un geste important pour elle sur le plan social et politique. Outre cette aura que plusieurs lui prêtent, Madeleine Arbour aura laissé derrière elle une œuvre aux multiples facettes : on lui doit la rénovation esthétique des salons des gares de Montréal, de Toronto et d’Ottawa, puis l’intérieur des avions d’Air Canada (de 1986 à 1990) et les salles publiques de la résidence du gouverneur général du Canada à la Citadelle de Québec. Pour ce lieu officiel, en 1986, elle avait réalisé l’œuvre Rivière de lumière, un luminaire de 30 mètres de long!

On lui doit aussi la conception de décors et de vêtements pour le Théâtre du Rideau Vert et la compagnie Jean-Duceppe. Notre collection contient deux dessins surréalisants des années 1940 et d’autres rattachés à des projets plus tardifs de design qu’elle a menés. On retrouve aussi quelques marionnettes réalisées en 1963 à partir d’outils pour la construction, Monsieur Tournevis, Maître scie et Maître Marteau (en photo), créées pour un conte animé de La Boîte à surprises à Radio-Canada, dont elle a aussi élaboré les scénarios de 1959 à 1965.

Sa carrière télévisuelle aura été bien remplie. En 1963, elle crée deux autres marionnettes pour le petit écran, Monsieur IXE et Monsieur Saitout. Dans les années 1970, elle participe à la série jeunesse Patofville, puis anime une chronique de design intérieur à l’émission Femmes d’aujourd’hui. Elle a en outre créé la maison de Franfreluche, qui a imprégné les mémoires.

En 2002, on lui remet le Prix Sam Lapointe, de l’Institut de design de Montréal, qui célèbre la carrière exceptionnelle d’un designer québécois. La liste des prix qu’elle a mérités ne s’arrête pas là, loin de là.

  • Elle a reçu en 1984 une mention spéciale du Conseil national du design pour son apport à l’exercice et à l’essor du design au Canada;
  • En 1986, elle est devenue membre de l’Ordre du Canada;
  • En 1998 elle devient Chevalière de l’Ordre national du Québec pour l’ensemble de son œuvre;
  • En 2001, elle est nommée à l’Académie royale des arts du Canada.

Il y a fort à parier que tous ces prix n’étaient pas l’objectif de sa carrière.

Elle aura aussi inspiré de nombreux étudiants et étudiantes, devenus professionnels. Comme professeure, elle a enseigné à l’Institut des arts appliqués de Montréal, puis au cégep du Vieux Montréal. Elle y crée d’ailleurs le programme Esthétisme de présentation, devenu depuis Design de présentation.

En 2018, le cégep du Vieux Montréal lui avait rendu hommage en désignant une de ses salles à son nom et en lui décernant un diplôme honoris causa. L’UQAM avait devancé le cégep en lui remettant un doctorat honoris causa en 2012. Sur un autre plan, elle aura également été la première femme au poste de présidence du Conseil des arts de la Communauté urbaine de Montréal.

Toute la carrière de l’artiste aura été une affaire de transmission de la créativité. Elle aura voulu communiquer un goût pour l’invention, l’autonomie et la débrouillardise. « Ne pas faire de concessions afin de donner le meilleur de soi-même est l’une des ascèses que je partageais avec Borduas », dira-t-elle dans le catalogue de l’exposition Espaces de bonheur. Il est possible de dire que son œuvre et son existence en entier prouvent qu’elle sera parvenue à se réaliser sur ce plan.

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