L’épopée automatiste de Fernand Leduc
Communication livrée par René Viau, critique d'art, le lundi 17 mars 2014 à l'occasion de la soirée-hommage à Fernand Leduc présentée par le Club des collectionneurs en arts visuels de Québec et le MNBAQ.
Je voudrais évoquer, peut-être un peu schématiquement, l’épopée automatiste et le rôle joué alors par Fernand Leduc.
Selon Claude Gauvreau, dans ses Lettres à un fantôme, Fernand Leduc aurait été l’un des premiers, après Borduas, à avoir expérimenté l’automatisme.
« Comme Borduas et Leduc étaient les deux seuls automatistes, on accusa Leduc d’être un servile copieur de Borduas. Ce fut une rude épreuve pour lui », écrit Claude Gauvreau. (1)
Déjà, Leduc, rassembleur, insistait en 1944 dans une lettre à Guy Viau pour que se constitue « un groupe restreint, intransigeant, respectant l’essentiel de l’œuvre d’art et exposant en commun ». Autour de Bruno Cormier, Claude Gauvreau, Jean-Paul Mousseau et aussi Rémi-Paul Forgues, Gilles Hénault, avec la poète Thérèse Renaud, un « cénacle » se rassemble à son atelier, rue Jeanne-Mance. Alimenté de New York en plaquettes surréalistes et en livres introuvables à Montréal par Louise Renaud, l’atelier de la rue Jeanne-Mance résonne de leurs débats passionnés sur la psychanalyse, le surréalisme, le marxisme.
Pour Leduc, la stratégie va être d’assurer l’autonomie au sein d’un même langage artistique autour de Borduas. Durant les réunions chez ce dernier, rue Napoléon, Leduc tente de rallier l’adhésion de Borduas à une exposition « exclusivement surrationnelle ». On connaît la suite. L’exposition de la rue Amherst en 1946. Puis l’exposition, rue Sherbrooke, en 1947 où, pour la première fois, un critique, Tancrède Marsil, va employer le mot « automatiste ». Et la rupture avec la Société d’art contemporain en 1948.
De l’exposition de la rue Amherst en 1946, Claude Gauvreau dira : « C’est Leduc qui voulait une manifestation autonome du groupe. » Claude Gauvreau poursuit : « Leduc avait beaucoup lu Breton et c'est lui qui voulait la constitution d’un groupe de peintres autonomes situés à la fine pointe de l’évolution et orientés dans un centre unanime. » (2)
On connaît aussi l’épisode de la première rencontre de Fernand Leduc avec André Breton à New York, le 1er avril 1945, et la déception de Leduc. « Breton, de se souvenir Leduc en 1976 et cité par Jean-Pierre Duquette, était plus intéressé à récolter des disciples qu’à savoir ce que nous faisions à Montréal. » Leduc poursuit : « Si Breton était venu aux expositions de la rue Amherst et de la rue Sherbrooke, il n’aurait vu là rien de surréalisme. Pour lui, la peinture devait être anecdotique… Pour nous, il n’était pas question de cela : la peinture n’était pas porteuse de message, elle était langage direct, en soi. » (3)
En fait, les automatistes cherchent à dépasser les acquis du surréalisme en imaginant une peinture basée sur le geste et la matière, en prise directe avec les pulsions de l’inconscient.
« L’imagination, écrit Leduc en 1946, libérée par l’automatisme et enrichie de toutes les données surréalistes peut enfin se livrer à sa propre puissance de transformation pour organiser le monde. » (4)
Leduc est désigné, en 1946, « théoricien du groupe » par le critique Charles Doyon, et ce sans doute aussi en partie à cause de ses articles parus dans le Quartier Latin durant l’hiver 1944. Avec ses Notes sur le surréalisme écrites en 1946, Leduc dissèque et commente ce texte fondamental écrit par Breton dans son ouvrage Le surréalisme et la peinture et intitulée Genèse et perspective artistique du surréalisme. (5)
L’analyse de Leduc permet par ailleurs de sentir vers où il porte son attention parmi tous ces procédés, issus du rêve s’alliant au hasard objectif, aux frottages, aux photogrammes, aux grattages, aux fumages, aux mouvements mêmes de la main associés à l’automatisme et décrits par Breton.
Passant à la pratique, Leduc s’adonne autour de 1945-1946 à une expérimentation forcenée. Des feuilles, des panneaux de carton sont posés par terre. La couleur y est pulvérisée en giclées. L’accident y fait irruption tandis que les expérimentations malmènent le support. Conservée ici au Musée du Québec, La Dernière Campagne de Napoléon de 1946 recueille le fruit de ces innovations. Dans le catalogue accompagnant l’exposition des automatistes de 1972 au Grand Palais à Paris, Bernard Tesseydre affirme que Leduc, dans cette toile, « se porte au point extrême de l’automatisme ». À vive allure, nous sommes emportés par le mouvement de cette charge héroïque où s’affirme en succession l’inventaire des moyens et des procédés propres à l’automatisme.
Exposée à l’Art Association, l’actuel Musée des beaux-arts de Montréal, en février 1946 dans le cadre de la Société d’art contemporain, la toile fait sensation. Alors que ses collègues ironisent, médusés, le critique Charles Doyon dans Le Jour du 23 février 1946 y décèle des allusions à l’abstraction paysagiste hivernale. « Le voilà, écrit Doyon, peintre de la neige avec l'adjonction de teintes feintes et le saccage des blancs fantômes. »
Ses toiles d’alors se font « dynamitage de ses plaines rocheuses », écrit Borduas en 1948.
On pense aussi à ce qu’écrit Leduc en 1948 dans un des textes constituant le recueil Refus global et intitulé Qu’on le veuille ou non. Leduc parle d’« œuvres sœurs de la bombe atomique […] qui appellent des cataclysmes, déchaînent des paniques, commandent les révoltes ».
Leduc expliquera en 1998 que l’automatisme s’appuyait comme supports à la dissidence sur le surréalisme et aussi sur le marxisme pour les dépasser.
Un périodique communiste, Combat, avant d’être mis sous scellé en mars 1948 par la Loi du Cadenas, s’était intéressé de près aux automatistes. Ce périodique publie un article de Claude Gauvreau et un entretien de Borduas avant de parrainer l’exposition du groupe en 1947, sur la rue Sherbrooke. « Notre attention commune », proclamait déjà Leduc en février 1946 dans un texte intitulé Toute conscience nouvelle, « peut se définir par la prédominance que nous accordons en toute chose […] à l’aventure sur le cloître, à la liberté sur l’oppression, à la révolution sur l’état actuel. » (6)
Dans ces discussions houleuses, les questions tournent autour du rôle social d’une telle peinture. Les communistes interrogent ces jeunes. Est-il possible de « donner une portée politique à cet art »? Les relations entre ces deux groupuscules apparaissent d’abord comme un flirt – le Parti désirait rallier à sa cause les milieux intellectuels progressistes –, pour évoluer vers un échange de positions irréconciliables.
Avant la publication du Refus global, Leduc, qui est en France depuis 1947, aura de même à prendre position face au Parti communiste et aux surréalistes.
L’occasion lui en est donnée par la publication du manifeste Rupture inaugurale, qui s’oppose à tout alignement des surréalistes au Parti communiste.
Certes, Leduc ne peut accepter l’obéissance inconditionnelle au parti. Il se refuse toutefois d’inféoder les automatistes, tel que lui demande Breton, au mouvement surréaliste. Et ce, à l’occasion de la Septième exposition internationale du surréalisme qui ouvre ses portes le 7 juillet 1947 à la galerie Maeght.
Dans une lettre datée du 17 juillet et que l’on peut trouver dans Les Écrits de Fernand Leduc compilés en 1981 par André Beaudet, Leduc mentionne à Borduas qu’il lui envoie un exemplaire de Rupture inaugurale. Alors que la parution du manifeste Rupture inaugurale lui en donne l’occasion, Leduc reprend l’idée de coucher sur papier ce manifeste automatiste qu’il attend.
Devant toutes les questions alors discutées, Leduc sent l’urgence de faire le point par un document qui résumerait la pensée des automatistes.
Il prie Borduas de « se forger une opinion en dehors de toute équivoque ». Il l’exhorte à se « rallier les valeurs neuves de comportement » réclamant « un signe collectif ».
Borduas, à Montréal, était ressorti aussi déçu par la « grande discussion sur l’art » des communistes envers qui il a ce mot un peu terrible : « Vous êtes trop à droite pour nous ». Le 6 janvier 1948, Borduas, dans une lettre à Fernand Leduc, évoque « l’impossible entente profonde des mouvements révolutionnaires ».
L’échange épistolaire entre Borduas et Leduc qui précède la rédaction et la publication du Refus global durant tout l’automne 1947 et à l’hiver 1948 préfigure, par le ton et les idées, le manifeste.
Qu’on relise certaines lignes du Refus. Le manifeste affirme la faillite de toute idéologie, dont la religion, considérée par Borduas et les signataires comme base de l’aliénation de la société. La rupture avec les communistes qui s’insère dans ce même axe est évoquée très clairement, bien qu’ils ne soient pas nommés explicitement par le manifeste. (7)
Constat d’un désenchantement, mais aussi appel à la mobilisation et à la solidarité, le Refus global oppose à toute idéologie, qu’elle soit religieuse ou marxiste, « l’amour », « les mystères objectifs », « la magie ». Ces valeurs sont irréductibles à tout embrigadement.
Revenant 50 ans après sur le Refus global, Leduc s’explique notamment en février 1998 dans un texte destiné à L’Action nationale : « L’essentiel à retenir était bien la préservation de la dignité humaine dans la liberté qui nous est révélée dans l’acte de créativité. La définition du tableau comme "un objet sans importance" montre à l’évidence que l’accent porte moins sur l’œuvre que sur le comportement. » (8)
Le Refus global fait appel aux forces vives des « réserves poétiques » pour que triomphe la liberté. « L’acte de créativité nous révéla la liberté fondamentale », déclare Leduc dans cet entretien en 1998. « Liberté contagieuse, à étendre dans tous les domaines d’activités personnelles et sociales, ferment perturbant les résistances de l’inertie, de la malhonnêteté et du fanatisme, fondant les espoirs en une société créatrice. »
C’est dans le sens de cette attitude de liberté et de disponibilité qu’il faut caractériser son évolution ultérieure.
Répondant à la question Que reste-t-il aujourd’hui de l’automatisme?, Fernand Leduc déclarait en 2001 : « Une purge. Une sorte de déblocage. Un acquis pour aborder chaque tableau à venir. Loin d’être une technique, l’automatisme aura été pour moi une éthique […] Une façon d’être plus qu’une façon de faire et surtout une pensée globale. En peinture, cette purge m’a appris à dépasser tout préjugé. À me retrouver chaque fois devant la toile toujours en état d’aventure. » (9)
Soudant l’artiste à l’immédiat, au contexte physique et social, la création, selon lui, est avant tout une action, un programme de désaliénation. Elle se doit d’être productrice de singularité, d’intelligence sensible à ce qui l’entoure.
On le voit avec les toiles faites à l’île de Ré. On le voit avec les toiles des années 50 et 60 puis avec les Michrocromies qui déroutent la critique montréalaise lors de leur première présentation en octobre-novembre 1972, à la galerie III, animée par Jeanne Renaud et Ed Kostiner.
Il s’agit avant tout de se reconstruire sans cesse, d’inscrire chaque toile dans la vie et sa pluralité, en se défiant de tout poncif, de tout dogme.
Références:
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L’épopée automatiste vue par un cyclope, par Claude GAUVREAU. Voir aussi Fernand Leduc – peintre et théoricien du surréalisme à Montréal, par Bernard TESSEYDRE, La Barre du jour, nos 17-20, Montréal, janvier- août 1969.
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Bernard TESSEYDRE, dans La Barre du jour.
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Bernard TESSEYDRE. Cet entretien est également cité dans Fernand Leduc, Jean-Pierre DUQUETTE, Hurtubise HMH, 1980, p. 38.
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La rythmique du dépassement et notre avènement à la peinture (1946-1947). Fernand Leduc. Vers les îles de lumière, André BEAUDET, Montréal, Éditons Hurtubise HMH, 1981, p. 39.
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Voir André BEAUDET. Le surréalisme (notes), p. 35. Le Surréalisme et de la peinture, par André Breton, a notamment été réédité en traduction anglaise chez Brentano, à New York, en 1945.
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Toute conscience nouvelle (1946), André BEAUDET, p. 33.
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En témoignent ces extraits du Refus global : « Les amis du régime nous soupçonnent de favoriser la "Révolution". Les amis de la "Révolution", de n’être que des révoltés. » Et quelques lignes plus loin : « Comme si changement de classe impliquait changement de civilisation, changement de désirs, changement d’espoir! » Borduas raille ensuite ceux qui « se dévouent à salaire fixe, plus un boni de vie chère, à l’organisation du prolétariat ». Ils exigeront, prévient-il « sur le dos même du prolétariat […] un règlement de frais supplémentaire et un renouvellement à long terme, sans discussions possible ». Dans la conclusion des Projections libérantes, Borduas fait toutefois coïncider « un unique devoir » – la rédaction du manifeste – et cet engagement total envers la « foule ». « La foule se débat magnifiquement dans l’obscurité; pour elle tout est de première nécessité. Sa vigueur collective est intacte […]. Elle a tout notre amour. Le grand devoir, l’unique, est d’ordonner spontanément un monde neuf où les passions les plus généreuses puissent se développer nombreuses, collectives. L’humain n’appartient qu’à l’homme. Chaque individu est responsable de la foule de ses frères, d’aujourd’hui, de demain! De la foule de ses frères, de leurs misères matérielles, psychiques; de leur malheur! C'est pour répondre à cet unique devoir que Refus global fut écrit. »
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Fernand LEDUC, Refus global. Manifeste surrationnel comme voie de libération, février 1998. Fernand Leduc a écrit ce texte – jamais publié – alors qu’il avait été sollicité par lettre en février 1998 à participer à la publication d’un numéro de L’Action Nationale soulignant le 50e anniversaire de la publication du Refus global.
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L’atelier de Casano, par René VIAU, Liberté. no 257, vol. 44. numéro 3, septembre 2002.