Peu commune dans l’histoire de l’art du Québec, la présentation muséale d’une collection particulière de l’envergure de celle de Pierre Lassonde est une occasion unique pour le public de découvrir des œuvres rarement exposées et, par extension, de découvrir le collectionneur lui-même.
Riche de tableaux des principaux artistes de l’art moderne québécois, la collection de Pierre Lassonde permet de poser les jalons d’une passion singulière. Constituée par un regard sensible aux multiples interprétations stylistiques des grands genres artistiques québécois, elle couvre plus d’un siècle de création de Cornelius Krieghoff à Jean McEwen, en passant par Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté, Helen McNicoll, Clarence Gagnon, les femmes du Groupe de Beaver Hall, Adrien Hébert, Paul-Émile Borduas, Jean-Paul Riopelle, Marcelle Ferron, Jean Paul Lemieux et bien d’autres.
Cette exposition d’une centaine d’œuvres, principalement des tableaux, est une invitation à plonger dans l’univers du collectionneur par l’entremise d’une scénographie qui place la sensibilité du visiteur au centre de son expérience. Une visite privilégiée révélant des correspondances esthétiques surprenantes et des dialogues inédits qui feront apprécier l’art moderne québécois d’un tout autre œil, celui de Pierre Lassonde!
L’exposition, d’un espace à l’autre
Chambre
L'expérience quotidienne vécue au contact des œuvres se définit en fonction de l’endroit où elles se trouvent dans une résidence. Leur emplacement est souvent motivé par la recherche d’une ambiance spécifique, alors que leur regroupement est lié au sensible et à l’affect, mais également aux limites de l’espace et à la nature du mobilier qui occupe la pièce. Dans cette partie de l’exposition, par exemple, les natures mortes de Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté, de Jauran, de Jean Dallaire et de Stanley Cosgrove ont été rassemblées de manière thématique, tandis que les luminosités douces et les couleurs chatoyantes des scènes de plein air d’Adrien Hébert ou d’Helen McNicoll confèrent à la chambre une atmosphère paisible.
Alcôve
Une des libertés du collectionneur consiste à pouvoir faire se côtoyer des œuvres issues de démarches qui ont rarement été rapprochées. L’équipe du Musée s’en est inspirés pour présenter les œuvres La Clairière (entre 1908 et 1913) de Clarence Gagnon et Sous-bois II (1958) de Jean-Paul Riopelle, deux des premiers artistes à être entrés dans la collection de Pierre Lassonde. Bien que le traitement pictural de ces deux compositions diffère radicalement, elles témoignent d’une même volonté d’explorer les caractéristiques de la nature québécoise, comme la lumière hivernale, les étendues sauvages, la topographie, la végétation, voire l’expérience physique particulière de notre vaste territoire et l’imaginaire lié à son occupation.
Chez Riopelle, Gagnon, Suzor-Coté et Cullen, le paysage québécois révèle sa majesté dans des représentations qui le posent le plus souvent comme mystérieux et indomptable. C’est assurément cette expérience subjective et sensible que le collectionneur cherche à vivre et à faire vivre en constituant un tel ensemble de leurs œuvres. Cet espace de l’exposition vise à favoriser une expérience comparable.
Corridor
Dans cette section de l’exposition, si l’on reconnaît spontanément le travail de la surface et de la matière picturale chez Jean McEwen – le peintre les concevant, à l’instar de plusieurs de ses contemporains, comme le sujet central de ses œuvres – il en va différemment chez les artistes du début du 20e siècle. Pourtant, l’une des premières libertés prises par les impressionnistes concerne très précisément le rapport à la matérialité de la peinture. Délaissant le fini des compositions académiques, des peintres tels que Suzor-Coté ont donné à voir la densité et le mode d’application de la matière picturale, phénomène qui, dans les années suivantes, allait être considéré comme fondateur de la peinture dite « moderne ».
Au-delà de la conception nationale du paysage à laquelle souscrivent Suzor-Coté et Fortin ou du rendu abstrait des tableaux de McEwen et de Riopelle, la mise en relation d’œuvres, qui ne sont pas liées historiquement, permet de faire ressortir certaines caractéristiques qu’elles partagent néanmoins, telle la préséance de l’expérience picturale sur la représentation mimétique du réel.
Vestibule
Qu’il s’agisse de rendre compte de la matérialité de la lumière comme chez les impressionnistes ou de créer une correspondance picturale avec les dynamiques de la nature, voire avec l’expérience physique éprouvée à son contact, le paysage offre de multiples voies pour l’expérimentation de nouvelles esthétiques. C’est ce qui explique sa persistance dans le vocabulaire de la peinture contemporaine de Jean Paul Lemieux, de Paul-Émile Borduas, de Jean-Paul Mousseau ou de Jean McEwen. L’imaginaire convoqué par le peintre pour penser l’espace même du tableau se trouve souvent lié à la notion de paysage, l’essentiel étant moins de reproduire un paysage que de faire vivre une expérience visuelle en concevant une manière spécifique d’appliquer la matière picturale sur la surface de la toile : une quête partagée par tous les artistes représentés dans la collection de Pierre Lassonde.
Salon
Qu’il soit motivé par la volonté de témoigner d’une activité, comme chez Cornelius Krieghoff, ou qu’il prenne des dimensions métaphoriques, voire métaphysiques, comme chez Jean Paul Lemieux, le paysage est le genre pictural dominant de la collection de Pierre Lassonde. Abondamment exploité par les peintres d’ici, ce genre a fait l’objet de recherches formelles que l’on considère aujourd’hui comme fondatrices de la modernité artistique québécoise.
Réunissant plusieurs paysages hivernaux d’artistes parmi les plus importants de la collection de Pierre Lassonde, les murs du salon accueillent également quelques œuvres non figuratives. Borduas, par exemple, réinterprète l’expérience du territoire hivernal en travaillant la structure interne de ses tableaux comme des zones en mouvement, habitées par des forces semblables à celles d’un écosystème.
Corridor
Dès le début des années 1940, Paul-Émile Borduas et plusieurs de ses élèves de l’École du meuble de Montréal s’engagent dans une recherche sur l’espace et la matière picturale en tant que tels, afin de libérer la peinture du rôle de représentation du réel qui lui est, depuis trop longtemps, imparti. Ils revendiquent également la primauté de la subjectivité dans l’appréhension de la réalité et, par extension, le caractère nécessairement unique de la perception que chacun a du monde et de l’art. Leurs expérimentations picturales prendront diverses dénominations, nourries par les mouvements artistiques qui se développent simultanément en Amérique du Nord et en Europe dans le contexte de l’après-guerre : peinture gestuelle, abstraction lyrique, tachisme, automatisme et expressionnisme abstrait.
L’apport des artistes signataires du Refus global à l’histoire de l’art du Québec est considéré comme fondamental, autant par la puissance de la voix manifestée que par ses résonances encore perceptibles dans l’univers culturel québécois. C’est précisément l’importance de cette contribution qui a amené Pierre Lassonde à collectionner des œuvres des années 1940 et 1950.
Alcôve
Le processus de collectionnement ne se résume pas à une succession d’achats, bien que la question financière soit une donnée qu’il est difficile d’ignorer. Le marché de l’art reste peut-être la sphère de l’économie la plus sujette à d’importantes fluctuations. La « cote » d’un artiste est en effet susceptible de monter et de baisser successivement en fonction de causes parfois très complexes. La rareté d’un type d’œuvres, l’engouement pour un artiste, le collectionnement simultané de sa production par plusieurs individus, l’intérêt des institutions pour ce même artiste, les dernières découvertes à son sujet, sa mise en valeur dans une exposition ou une publication récente, l’état de conservation de ses œuvres sont autant de facteurs de fluctuation de sa cote. Cette situation exige du collectionneur qu’il se tienne au courant ou qu’il se fasse accompagner par un professionnel bien au fait du marché et de ses singularités. La mise à jour constante des connaissances du collectionneur de même que le regard qu’il pose sur ses œuvres au quotidien sont propres à faire évoluer considérablement sa collection. Tandis que certains resteront fidèles à leur passion du début, d’autres verront leurs centres d’intérêt se renouveler au fil des ans. En ce sens, il est fascinant d’observer l’évolution d’une collection, puisqu’elle témoigne des mutations du goût de son propriétaire, de sa volonté de donner une orientation nouvelle à l’ensemble qu’il a constitué, tout autant que de la disponibilité des œuvres sur le marché.
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